Lynclair ou la naissance d’un rêve éducatif
Aux sources du DEJJ, un homme, une vision, une génération en marche.
Le projet « DEJJ La Saga » est né d’un devoir : celui de rendre hommage à ses fondateurs , de les faire connaître, mais aussi d’un besoin : celui de retrouver le fil d’une mémoire dispersée, d’entendre à nouveau les voix de ceux qui avaient vécu l’aventure.
Dans les témoignages, les visages ressurgissent, les rires des camps, les chants du soir, les séminaires de formation, les marches dans la poussière des sentiers de Provence, de Corse, de Savoie,..…
Mais une question, toujours, revenait :
Quel était vraiment le projet éducatif du DEJJ ?
Aucun texte ne semblait en garder la trace.
Pas de charte, pas de manifeste, pas de document officiel.
Rien d’autre que les souvenirs, les regards embués, les émotions intactes.
Alors il a fallu reconstruire à partir des fragments, imaginer le texte que l’on aurait rêvé de retrouver dans une boîte à archives, jauni par le temps. L’écrire plus de soixante ans après reste un exercice difficile et périlleux. Prudence !
Ce texte, c’est celui qui suit.
L’homme qui voyait plus loin
Il s’appelait Edgard Guedj.
Mais au DEJJ, on l’appelait de son totem « Lynclair » contraction tendre et symbolique de Lynx clairvoyant.
Un totem qui disait tout : sa lucidité, son intuition, sa capacité à voir là où d’autres ne regardaient pas.
Éducateur dans l’âme, il avait été Commissaire national des Éclaireurs Israélites en Algérie, avant d’être nommé au Maroc à la fin des années 1950.
C’est là qu’il découvrit une réalité qu’il ne pouvait ignorer : les jeunes des mellahs, formés au talmud thora, imprégnés de culture juive, mais souvent coupés de l’école moderne, inadmissibles dans les écoles de l’AIU en raison de leur faible niveau scolaire; et, à l’opposé, les enfants de la bourgeoisie juive francophone, formés à la laïcité, parfois éloignés des racines spirituelles.
Deux jeunesses séparées par la culture, la langue, le type d’enseignement, les conditions matérielles et sociales.
Lynclair comprit alors que l’éducation juive devait se réinventer.
Les méthodes d’avant-guerre, forgées pour une autre époque, ne suffisaient plus.
Le judaïsme du Maghreb vivait une mutation profonde : les mouvements de libération nationale en Afrique, la décolonisation, l’exil, la modernité, l’État d’Israël… tout changeait.
C’est dans ce bouillonnement que, en 1959, Edgard Guedj fonda le DEJJ : Département Éducatif de la Jeunesse Juive.
Un nom modeste, presque administratif, mais derrière lequel se cachait un véritable projet éducatif et de société.
1961, les Français approuvent largement par référendum le principe d’autodétermination des populations algériennes. Mai de la même année des négociations commencent à Évian. Mars 1962, les accords d’Évian. Entre Janvier 1961 et Juillet 1962, 130 000 juifs sont « chassés d’Algérie ». 20 000 juifs trouvent refuge en Israël. 110 000 sont « rapatriés » en Métropole. La France n’avait pas prévu leur accueil. Les communautés juives non plus. Le FSJU demande à Lynclair de lui soumettre un plan d’urgence pour accueillir les enfants des rapatriés. Son plan est accepté. Lynclair demande à 13 éducateurs et enseignants du DEJJ Maroc de le rejoindre en France. Le DEJJ France est né.
Éduquer, c’est élever
Ce que Lynclair propose n’est pas seulement une méthode.
C’est une vision du monde juif. Une approche qui réconcilie tradition juive et modernité, particularisme et universalisme, séduit une jeunesse en quête de sens
Le DEJJ doit former des jeunes juifs conscients, enracinés et libres.
Des jeunes capables d’assumer leur identité, mais aussi de s’ouvrir aux autres.
Des jeunes qui ne subissent pas le monde, mais qui le transforment.
Il définit alors les grandes priorités éducatives :
· Renforcer l’éducation juive, vivante et joyeuse ;
· Préserver l’identité, sans repli ni isolement ;
· Combattre l’assimilation et l’antisémitisme, par la connaissance, la tolérance et la fierté ;
· Favoriser l’engagement communautaire et citoyen, main tendue vers la cité ;
· Soutenir Israël, et préparer à une Alyah réfléchie et consciente ;
· Apprendre l’autonomie, la responsabilité, la solidarité.
Ces valeurs, il les puise dans les Pirkei Avot, les Maximes des Pères, qu’il cite souvent :
« Ce n’est pas à toi d’achever l’œuvre, mais tu n’es pas libre de t’en détourner. »
Grandir par l’expérience
Le DEJJ n’était pas une école au sens strict.
C’était un terrain d’apprentissage de la vie.
Chaque groupe d’âge, enfants, pré-ados, adolescents, jeunes adultes, vivait des activités adaptées, conçues pour faire expérimenter plutôt qu’enseigner.
Les plus jeunes découvraient les fêtes juives, la prière, l’histoire du peuple d’Israël à travers des jeux et des contes.
Les adolescents, eux, débattaient, improvisaient des pièces de théâtre, chantaient à la guitare, marchaient sous les étoiles des camps d’été.
On apprenait la fraternité, la débrouille, la parole donnée.
On découvrait la responsabilité, la tolérance, la dignité.
Chaque activité était pensée comme un acte d’éducation :
la randonnée pour apprendre l’autonomie,
le chant pour apprendre la cohésion,
la prière pour apprendre la présence à soi.
Les responsables, souvent à peine plus âgés que leurs jeunes, jouaient un rôle central.
Ils recevaient une formation exigeante, mais jouissaient d’une grande liberté.
Lynclair voulait qu’ils inventent, qu’ils osent, qu’ils fassent preuve d’ingéniosité.
C’est ainsi qu’est née la pédagogie DEJJ : une pédagogie de confiance, de responsabilité et de passion.
Une œuvre collective
Le projet ne tenait pas sans soutien.
Les grandes institutions communautaires participaient au financement, aux salaires, aux infrastructures.
Les communautés locales, peu à peu, prenaient le relais.
Les colonies et les centres de vacances s’autofinançaient en partie grâce aux familles, souvent aidées par des bourses sociales.
Mais au fond, la vraie richesse du DEJJ, c’était ses cadres :
ces jeunes bénévoles, investis d’une mission, formés pour devenir à leur tour des piliers de la vie juive, des enseignants, des responsables communautaires, parfois des dirigeants.
La communication était essentielle.
Les délégués régionaux sillonnaient le pays pour présenter le projet, convaincre, mobiliser, recruter, former, encourager,….
À l’échelle nationale, on publiait des guides, des chansonniers, des carnets d’activités.
Des outils simples, mais porteurs d’une idée : transmettre un judaïsme vivant et incarné.
Un judaïsme pour le monde
Ce qui distinguait le DEJJ, c’était son ouverture.
Apolitique, inclusif, il proposait à chaque jeune de vivre un judaïsme éclairé, ouvert sur la modernité.
Ici, la tolérance n’était pas un mot creux.
Elle s’enseignait par l’exemple, dans le respect des différences et l’écoute de l’autre.
Lynclair voulait former des êtres complets : enracinés dans leur foi, mais citoyens du monde.
Des hommes et des femmes capables de construire des ponts, de défendre leurs valeurs sans rejeter celles des autres.
Le DEJJ n’était pas qu’un mouvement.
C’était un état d’esprit.
Un creuset d’âmes.
Une aventure éducative, spirituelle et humaine qui a marqué toute une génération.
Épilogue
Ce texte n’a jamais existé, du moins pas sur papier.
Mais il a vécu, dans les cœurs, dans les gestes, dans les regards de ceux qui l’ont transmis.
Et c’est cela, sans doute, le plus beau projet éducatif qui soit :
celui qui continue à former, longtemps après, les consciences, les mémoires et les vies.
« L’éducation, disait Lynclair, n’est pas ce qu’on enseigne. C’est ce qu’on allume. La flamme du DEJJ ne s’éteint jamais »
Jean-Claude BENSOUSSAN
DEJJ Lyon – Ashdod
Octobre 2025